Les hommes continuérent à fouiller le village.
Dans la hutte qui servait d'entrepôt, ils découvrirent des glands et des paniers de saumon séché ; dans la hutte-cuisine, prés du petit foyer , outre les habituels ustensiles de cuisine yahi, un bâton pour faire du feu par friction; dans les autres huttes, des outils à fabriquer des pointes de fléches , un piége à daims, un arc, des flèches, des carquois, un harpon à deux dents, des paniers, des mocassins, des peaux tannées et une ample robe en peau de chat sauvage.
Ils s'emparérent de tout ce qui était amovible, même de la nourriture, et, avec une insensibilité si profonde qu'on en cherche en vain les raisons, emportérent leur butin en guise de souvenir. Merle Apperson, lui, ne participa pas à ce pillage .
Il aurait voulu emmener la vieille femme jusqu'à leur camp, mais les autres s'y opposérent. Il voulut alors laisser un présent , quelque chose, en signe d'amitié, mais il ne trouva rien qui en valût la peine dans ses poches, et personne d'autre ne fit le moindre geste.
Apperson ne put pas retourner à WOWUNUPO ce jour-là, mais il le fit de bonne heure le lendemain, très tourmenté par l'idée qu'ils avaient la veille commis un véritable crime. La vieille femme n'était plus là, et il n'y avait aucune trace des Indiens , pas même des empreintes ou quelque signe qui eussent pu montrer dans quelle direction ceux-ci étaient partis.
Le 5 septembre 1911, alors que les journaux, qui ne parlaient que de la découverte d'ISHI , rappelaient l'épisode du village trouvé en 1908, un des géométres, Robert HAckley, écrivit à Waterman, précisant que "si ces malheureux innocents ont été chassés de chez eux , le discrédit n'en retombe pas tant sur les techniciens que sur les éleveurs et les cow-boys qui accompagnaient le groupe et qui, pensant avoir un compte à régler àcause des vols dont ils disaient avoir été victimes , prirent les choses en main sans nous demander notre avis" .
Presque tout ce qui fut pris au cours de cette triste matinée se trouve maintenant dans la collection " ISHi " du muséum, où l'ensemble tient facilement dans une petite vitrine. Il s'agissait pourtant de la totalité des moyens d'existence de quatre personnes !!!
(...)
Depuis cette matinée de 1908, où se situe l'invasion de Wowunupo, personne, pas même ISHI, ne vit jamais la soeur d'Ishi ni le vieil Indien. ISHI était persuadé qu'ils n'avaient pas survécu longtemps. Chacun s'était sauvé de son côté, mais si la soeur d'Ishi n'était pas morte rapidement, ISHI et elle eussent fini par se retrouver, puisqu'ils avaient la même connaissance des lieux familiers où ils avaient des chances de se rencontrer. ISHI pensait que si, en dépit de ses recherches, il n'avait pas trouvé trace de sa soeur ni du vieillard, c'est ou bien que ceux-ci s'étaient noyés - la traversée de Deer Creek est glissante et dangeureuse- ou bien qu'ils avaient été mangés par un ours ou par un puma.
Ainsi raisonnait ISHI, et il semble qu'il avait eu raison. ISHI parvint à transporter hors d'atteinte sa mére des tentatives sincéres d'Apperson pour la retrouver. Il semblerait qu'il l'ait emmenée à Waganupa; une des premiéres tentatives de conversation d'ISHI avec Waterman fit intervenir une pantonime qui suggérait une femme penchée sur un feu , jetant des pierres chauffées dans un panier à cuisson et préparant la bouillie de glands.
< Poukka-poukka-poukka> , faisait ISHI en imitant le bruit de la cuisson et en pliant et soulevant son doigt pour représenter les bulles venant éclater à la surface de la bouillie en ébullition. Waterman ne put que conjecturer la signification de cette mimique . Ishi racontait-il quelque chose qui vait trait à sa mére, ou essayait-il seulement d'indiquer à Waterman le sexe de la personne dont il parlait?
ISHI et sa mére restérent ensemble jusqu'à la mort de celle-ci, qui arriva peut-être quelques jours seulement aprés l'invasion du village. Ensuite, il se retrouva seul, sans un compagnon, pendant le reste de sa vie cachée, c'est-à-dire de novembre 1908 , peut-être, à août 1911. Le fait qu'Ishi ait eu à cette derniére date les cheveux flambés court en signe de deuil témoigne d'un ou de plusieurs décés dans sa famille, mais il a pu mener un deuil prolongé.
ISHI et son peuple sont au bout de leur ultime retraite. A peine perceptible, la derniére trace d'un peuple libre se perd dans le chaparral, à un jet de pierre de WOWUNUPO MU TETNA.
La porte de la prison s'ouvre. ISHI, habillé par la "civilisation" , vêtu d'un pantalon, d'une chemise et d'une veste - il ne porte pas encore de chaussures- hésite . Au loin, un train siffle avant de s'arrêter à la petite gare d'Oroville, d'où il va emmener ISHI vers l'inconnu, vers de nouvelles expériences, vers de nouvelles amitiés.
Soucieux, plein d'appréhension devant cette réalité nouvelle qui s'offre à lui, ISHI s'engage ; déjà, un mythe commence à se tisser autour de lui .
La face noire du Démon de l'homme blanc se précipite vers le quai en crachant des gerbes d'étincelles et des nuages de fumée, dans l'assourdissement de son gémissement caverneux. Aujourd'hui, même si Ishi avait déjà vu et entendu, de loin, le Démon il est inquiet... jamais vu de si près.
Pendant le voyage , ISHI ,assis, ne bouge pas . Il est interessé par la vitesse du train, par le défilé rapide, derriére la vitre, des montagnes, des champs et des maisons. Il fuit le regard des étrangers, en ne les regardant pas,il supprime leur proximité gênante.
L'arrivée à San Francisco... Ishi quitte à regret le train , mais d'autres merveilles l'attendent , la traversée de la baie de San Francisco et une longue promenade en tramway jusqu'au muséum d'anthropologie.
ISHI a couvert plus de chemin que les kilométres qui le séparent du canyon de Deer Creek. Il est 23.00 H le 4 septembre 1911, jour de la fête du Travail, quand Ishi arrive au terme d'un voyage qui l'a mené de l'âge de pierre en plein dans le tumulte et l'éblouissement de l'âge du fer, dans un univers d'horloges, d'heures et de calendriers, d'argent, de travail et de salaire, de gouvernement et d'administration, de journaux et d'affaires.
ISHI est désormais un homme des temps modernes, un citadin défini par son domicile.
( à suivre , heu...+ tard!)