Le Cercle des Anciens de Patrick Van Eersel et Alain Grosrey
- des hommes -medecine du monde entier autour du dalaï lama -
(...) Les délégations débarquent les uns aprés les autres; nous découvrons les premiéres dès le petit déjeuner du 24 avril...
Voici la forte délégation des Amérindiens ...pardon, des " enfants -de- la- nature" d'Amérique . A vrai dire, pour être " sémantiquement correct" jusqu'au bout, il faurait parler des << hommes-de-connaissance, héritiers des traditions de ce continent parfois appelé " l'île de la Tortue" et que les envahisseurs européens décidérent d'appeler "Amérique", aprés l'avoir d'abord confndu avec l'Inde >> ... Mais, bon, acceptons les compromis. L'essentiel est de ne pas écraser la diversité des cultures et des expériences sous un seul et même laminage terminologique.
Donc, les Américains sont une vingtaine et ils rient volontiers. Ils ont visiblement l'habitude des symposiums et des colloques. Ce n'est pas comme les Africains du Kenya que tout le monde regarde avec commisération. A peine visibles sous des montagnes d'anoraks, ils semblent figés de peur et de froid. Ceux-là sont les représentants de la tradition rendillé, des pasteurs nomades des hauts plateaux kenyans, cousins des Masaïs. Le chef de leur délégation, Monté Wambilé, détenteur du bâton sacré que jamais il ne quitte - car celui-ci relie la Terre au Ciel - , n'avait pas une seule fois, depuis sa naissance, quitté ses territoires de transhumance. Il ne connaissait même pas Nairobi, la capitale. En un mois, il a franchi des siécles et découvert coup sur coup , dans un monstrueux télescopage spatio-temporel : la vie urbaine moderne, l'avion, Paris, l'autoroute, les Alpes, et maintenant le froid... On entend des anglophones murmurer : " Cultural choc ". Et l'on se demande si le malheureux va pouvoir s'en tirer,s'adapter, en si peu de temps.
Eh ! Comment distinguer la sollicitude vraie de l'inacceptable paternalisme , faire la différence entre la compassion et la commisération ? Que le lecteur se rassure : dès le surlendemain, alors que certains d'entre nous en sont encore à s'apitoyer sur son sort, Monté Wambilé ouvrira soudain en grande pompe les rituels de l'après-midi , nous faisant participer à une bénédiction formidablement rythmée, et donnant à tous la preuve d'une étonnante capacité à se mouvoir dans l'espace-temps et à y entrainer les autres.
Ce sens que les maîtres d'arts martiaux japonais appellent le ma.
Un mot intraduisible en français : à la bataille , le guerrier qui a un bon ma peut éviter les coups de sabre et même danser entre les balles; celui qui ne l'a pas est un homme mort. La notion de ma peut s'appliquer à tout. Selon Derrick de Kerckhove, directeur du programme McLuhan de l'université de Toronto, c'est l'irruption de la perspective, c'est-à-dire , en un sens, la dictature de l'oeil et des points de vue qui, à la Renaissance , a commencé à faire perdre aux modernes leur sens du ma . Les peuples primordiaux , explique de Kerckhove, n'ont pas de points de vue, mais des points d'être.
La différence ? Un moderne, égaré dans la forêt et ne trouvant plus le chemin du village, dit: < Nous sommes perdus >. Etonné, son guide iroquois lui répond: < Nous non, nous ne sommes pas perdus, puisque nous sommes là. C'est le village qui est perdu! > Et le successeur de Marshall McLuhan de prophétiser : avec l'irruption de l'audiovisuel, du virtuel et d'Internet, bref de tous les outils de la postmodernité, nous retournons d'une certaine façon au ma archaïque des points d'être. Voire...
Le 24 avril au soir, Lama Denys Teundroup invite toutes les délégations à une petite cérémonie d'accueil dans l'un des temples bouddhistes installés au sein de l'ancienne chartreuse. Entourés de la beauté toujours surprenante du décorum tibétain - tellement plein et pourtant jamais lourd- une quinzaine d'Anciens reçoivent un kata , une écharpe de soie blanche tibétaine, des mains du directeur de l'institut Karma Ling qui, pour cette premiére manifestation de bienvenue, indique nettement dans quel esprit il a organisé la Rencontre Inter-Traditions : ouverture, tolérance, et non-interventionnisme.Pas question, pour lui, de prendre d'autre initiative que de mettre à la disposition des différentes délégations un espace et un temps où elles pourront , si elles le désirent, se rencontrer et échanger. Il se refuse à intervenir davantage. A elles de jouer !
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